Rendez vous le 10





2011

En bâillant, je clique sur la souris et fais défiler à l’écran un quotidien auquel je suis abonnée sur Internet. Un titre d’un article attire mon attention :

« Aujourd’hui, 10 mai, partout en France, abandonnez un roman quelque part pour le faire découvrir à un nouveau lecteur. Partageons la lecture ! ».
La suite explique les origines du concept qui se répand un peu plus chaque année dans l’Hexagone. L’idée me parait ludique, j’ai toujours aimer les initiatives pour promouvoir la lecture, que ça soit en offrant un roman pour les enfants hospitalisés ou grâce à des collectes pour l’international…
Je me tourne vers ma bibliothèque pour trouver un roman avant mon rendez-vous avec mon amoureux, Marc, à la crêperie de notre village. C’est déjà la fin de journée, je dois me dépêcher.
Il me semble pourtant important de ne pas choisir à la va-vite… Une histoire qui inspire ou fait sourire, peut-être ? Mon doigt passe sur la tranche des romans, j’égrène les titres… Puis je m’arrête brusquement. Celui-là !
Une demi-heure plus tard, j’ai rejoint le centre-ville à pied. Après réflexion, je me suis décidée à faire un détour par le parc : c’est sûrement le seul endroit où, vu l’heure, mon livre a encore une chance d’être adopté.
Quand j’y arrive enfin, il n’y a plus personne, les derniers promeneurs ont ramené leurs chiens, le toboggan et les balançoires sont désertés.
Mon téléphone portable sonne.
— Allô ?
— Magali ? Où es-tu ? Tu devrais déjà être là ! Je n’ai jamais vu une femme de 25 ans si tête en l’air !
Je ne réponds rien, c’est l’un des éternels reproches de mon fiancé, et il n’a pas totalement tort. Je vérifie l’heure.
— Je suis là dans dix minutes ! je promets, conciliante.
Je raccroche à la hâte et dépose mon exemplaire de Ensemble, c’est tout de Anna Gavalda sur le banc le plus proche. Dedans, j’ai glissé une petite note pour expliquer l’opération et souhaiter une bonne lecture à celui qui le prendra.

2012

Je cherche des idées déco pour aménager notre maison avec Marc. À 26 ans, j’ai mon prince charmant et enfin ma propre cuisine, qui sera bientôt d’un joyeux « Citron du Brésil », « Miel Soleil » a finalement perdu la partie. En plus de cette maison, j’ai obtenu un poste fixe dans une école maternelle. Je regarde la date, me disant que c’est un jour particulier, sans parvenir à déterminer pourquoi je pense ça. Puis ça me revient ! L’opération « Abandonne un livre le 10 mai ».
Je me lève du fauteuil et me rends dans mon bureau dont les murs sont tapissés de bibliothèques : cette année encore, au moins un livre sera abandonné dans mon village ! Voyons voir… Quelque chose d’un peu plus décalé, pourquoi pas ? Notre petite ville bretonne en a bien besoin !
Puis je vois un grand format sorti l’année dernière et l’attrape. Ce roman est vraiment dans cette veine, mais je me dis qu’il pourrait plaire à beaucoup de gens. Dès la fin de ma séance peinture et la réunion au boulot, il ira rejoindre le banc du parc.
***
Je sors de l’école à dix-neuf heures et remonte l’avenue principale. Le panneau du parc me rappelle le livre toujours dans mon sac. Une fois sur place, je presse le pas : Marc et moi mangeons ensemble. Sur le banc où j’ai posé un livre l’an dernier, un autre m’y attend. Un nouveau coup d’œil autour de moi m’apprend bien qu’il n’appartient à personne, le coin est désert.
À l’intérieur, je trouve ce mot :
« Voici mon livre à abandonner. Je le laisse en hommage à la personne qui, l’an dernier, m’a fait découvrir un livre ou à toute autre personne qui le trouverait ! J’avais beaucoup entendu parler de ce roman de Gavalda, sans jamais prendre le temps de l’ouvrir. Merci d’avoir réparé cette erreur, je vous en suis reconnaissant. Amicalement, G. »
Le livre que G. a laissé est Les yeux jaunes des crocodiles de Katherine Pancol. Je n’hésite qu’une seconde avant d’abandonner Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire de Jonas Jonasson. Moi aussi, j’ai beaucoup entendu parler de Pancol, merci à G !

2013

Ma journée est un vrai marathon à travers la ville. J’ai bossé, fait les courses, récupéré les vêtements de Marc au pressing et sa colle à maquettes. Il est drôle de constater que ce détail, qui m’a séduit au départ, son côté rêveur et gamin, commence à m’insupporter. On n’a pas idée comme ces choses-là prennent la poussière et peuvent virer à la maniaquerie !
Malgré ce programme chargé, j’ai tout prévu pour ce nouveau 10 mai : le jour du livre à abandonner. Pour ne pas laisser à nouveau le mien toute la nuit sur un banc, je l’ai déposé aux aurores avant de rejoindre l’école. Je l’ai d’ailleurs acheté exprès ! J’aime de plus en plus cette tradition, même si Marc n’a pas vraiment compris quand je lui en ai parlé cette année, m’indiquant pour toute réponse l’adresse de l’Emmaüs du coin.
Dans ce roman, l’héroïne nommée Turtle est une petite fille Cherokee qui sauve la vie d’un homme, avant de s’embarquer dans un road trip un peu fou. Il est presque vingt heures quand j’arrive au parc, profitant de cette petite marche pour me vider la tête. Je repense à mon mot qui accompagnait Les cochons au paradis de Barbara Kingslover.
« Bonjour G, (ou celui qui trouvera ce livre !),
Je suis ravie que vous ayez aimé le Gavalda. J’ai moi-même découvert Pancol avec un plaisir gourmand. Et je pèse mes mots : je mange toujours des macarons avec les bons livres. Ce livre m’a sûrement fait prendre un bon kilo ! J’espère que ces « cochons au paradis » vous plairont.
Bien amicalement,
M. »
Comme lui, j’ai signé d’une simple initiale. Notre village est petit. Je n’en connais certes pas tous les habitants, mais la plupart de vue ; le temps que je mets à faire le marché le prouve assez !
Par jeu, j’ai cherché parmi les hommes d’ici ceux dont le prénom commence par un « G ». Car il y avait bien dans sa missive le mot « reconnaissant », sans E à la fin. D’abord, il y a Gilles, le cafetier place de la République. Et si je croyais que le grand blond du bureau de poste s’appelait Gaël, il m’a avoué la semaine dernière qu’en réalité, c’était « Maël ». J’ai sûrement virée rouge coquelicot en constatant que je l’appelais par le mauvais prénom depuis plus d’un an et demi sans qu’il n’ose m’en faire la remarque !
Même si j’ai déposé mon livre tôt, je n’ai pu m’empêcher de revenir pour vérifier s’il avait trouvé un destinataire. Sur le banc, un nouveau livre attend, je le vois de loin et presse un peu le pas. La couverture est bleue avec Quand souffle le vent du nord écrit en rose, de Daniel Glattauer. Je déplie le petit mot coincé entre la page de garde et la couverture.
« Pour M. (ou toute autre personne, mais si vous ne tenez pas vraiment à découvrir ce roman, et que vous comptez l’oublier sur une étagère, je vous serais infiniment reconnaissant de le laisser pour M.)
Chère M, vous êtes difficile à cerner ! Les années précédentes, vous étiez passée assez tard (j’ouvre la parenthèse pour souligner que vous vous dites « ravie », j’en déduis donc que vous êtes une femme, si ce n’est qu’un E d’inattention, si je peux m’exprimer ainsi, excusez-moi d’avance cher M)., j’ai donc voulu poser mon roman vers seize heures, pour qu’il ait plus de chance de vous parvenir. Ça contrevient peut-être aux règles, mais cette drôle de correspondance littéraire me plaît beaucoup !
À mon arrivée, j’ai découvert une vieille dame, Jeanne, tout à fait charmante, en train de lire sur ce banc. Le titre de son roman me semblait digne de vous, et j’avais raison ! Jeanne m’a finalement rétrocédé votre mot et je lui ai laissé le roman. Figurez-vous que quand je suis allé le commander dans la foulée, le libraire se rappelait, je cite, « d’une petite brune qui a acheté ce même roman hier ! » (mes doutes sur un E d’inattention sont donc nuls !)
J’attends mon exemplaire pour dans la semaine.
Si le côté « romantique » du roman vous semble une invite, je vous rassure : c’est seulement un clin d’œil à une relation qui se lie par des mots, rien d’autre.
Bien amicalement, G. »
Je glisse le roman dans mon sac et repars. Est-ce que je connais d’autres G. ?

2014

Nous sommes le 10 mai. J’ai relu trois fois Quand souffle le vent du nord, et j’ai cherché avec application le prochain livre pour G. Enfin, j’ai trouvé : il sera un brin nostalgique et tendre. C’est un roman déjà ancien, j’espère qu’il ne l’a pas lu. Pourtant, bêtement, car je ne le connais pas, il m’a fait penser à G. Il y a une histoire de prêts de livres dedans.
Cette fois-ci, je ne sais pas quand je pourrai passer au parc : j’ai du travail à l’école pour une surprise que nous réservons aux élèves. Marc a râlé, mais mon métier ne me prend pas plus de temps que ses nombreuses passions chronophages, en passant par les maquettes, les matchs de foot ou toutes les collections qu’il entreprend pour les abandonner au gré du vent. Finalement, je vais au parc en coup de vent à midi, mangeant en chemin.
Pas de livre.
La déception que j’en ressens est irrationnelle. Je me penche, contourne le banc et aperçois enfin un volume tombé derrière le large pied de métal. Le livre de Dina de Herbjørg Wassmo s’est corné dans sa chute. Je cherche aussitôt la note dedans et m’assois sur le banc après avoir lissé ma jupe à fleurs.
« Bonjour M.
Cette année, je m’adresse à vous directement. J’espère qu’un promeneur curieux me le pardonnera, et reposera le livre.
La dernière fois, vous avez posé le livre en premier. Cette fois, c’est moi. Dommage, j’aurais aimé pouvoir répondre à votre lettre de l’année. Je vous propose ce premier tome pour voyager un peu.
Merci pour votre dernier livre. Je ne connaissais pas Kingslover, et Turtle est maintenant une petite fille que je visualise presque comme une nièce ou une fille. Et vous ? Qu’avez-vous pensé du Vent du Nord ? A-t-il soufflé pour vous ?
Une année pour pouvoir reparler d’un livre, c’est long. Il devrait y avoir plus de 10 mai !
Bien à vous, G. »
Je sors L’élégance du hérisson de Muriel Barbery, qui contient ma note minimaliste. Je la froisse, puis arrache une feuille de mon agenda et, de mon plus beau stylo violet, me lance :
« Cher G.
Merci pour ce livre (et les autres !), une année encore, il m’est bien parvenu. Coup de chance, quand on y pense ! Par contre, j’ai dû fouiller : ce timide s’était caché sous le banc !
Je vous propose un roman que j’ai trouvé touchant tout en pudeur. Il est vrai que vous êtes passé avant moi, mais je ne sais pas si j’ai quoi que ce soit de passionnant à dire qui nécessite de votre part une réponse ! Merci de faire du 10 mai un rendez-vous que j’attends chaque année avec impatience.
Eh oui ; le vent a souvent soufflé au Nord. J’ai relu plusieurs fois le roman. Pour l’an prochain, et si nous trouvions un roman au hasard, juste pour son titre ? Interdiction de le lire avant l’échange, et nous pourrons déterminer en 2016 lequel était le plus sympa. Qu’en dites-vous ?
Toutes mes pensées, M. »
Cette conclusion m’obsède une longue minute. G. a signé « bien à vous », c’est une formule, tout comme « toutes mes pensées »… mais semble-t-elle plus familière ? Je finis par secouer la tête, pose le livre avec le mot sur le banc.
À 2015, G.

2015

Je ne sortirai pas de mon lit, même si le livre que j’avais sélectionné pour notre challenge me nargue de l’étagère. J’avais trouvé un roman prometteur : La Singulière tristesse du gâteau au citron de Aimee Bender. Acheté en double dès mars, c’est dire. Je me faisais une fête à l’idée de le découvrir en mai, tout comme le ferait G. de son côté.
Puis avril est venu. Les crises, les disputes… et ce 8 mai, enfin, la séparation. Après l’Allemagne qui a capitulé, cette année, c’est mon couple. Marc a emballé toutes ses maquettes, ses collections… son barda insupportable et sa maniaquerie, et aujourd’hui, je mérite d’hiberner avec ma douleur sous une couette.
Le prince charmant est parti…

***

Je dois être timbrée, parce que je me retrouve à deux heures du matin à marcher jusqu’au parc pour aller déposer mon foutu roman ! Il est bien trop tard, ou trop tôt, c’est selon, j’aurais dû abandonner. Heureusement pour moi, la criminalité dans mon village se limite depuis dix ans à des graffitis et une poubelle brûlée. Ce qui a d’ailleurs beaucoup fait parler !
Sur le banc, il n’y a rien. Je m’y laisse choir, dépitée. Évidemment… quelqu’un d’autre a emmené le livre de G. Quel titre avait-il choisi ? Je pleure comme une fontaine une dizaine de minutes avant de me reprendre : la dernière fois, le livre était tombé, je dois au moins vérifier. Je m’accroupis et, après un examen minutieux, guidée par la lampe torche de mon portable, je le repère ! C’est un petit paquet enveloppé de papier journal. Je le déballe et lis le titre : Étrange suicide dans une Fiat rouge à faible kilométrage de L.C. Tyler. J’éclate de rire. À l’intérieur, je trouve son mot :
« Chère M.
Je suis désolé. Vraiment. Je pensais passer tôt, mais je n’en ai rien fait. La semaine a été compliquée, le mois, voire toute l’année. J’espère que vous allez bien. Désolé de vous avoir fait faux bond et d’avoir raté votre livre, je le regrette profondément. Je laisse le mien à presque minuit avec l’espoir que vous reviendrez demain… Sinon à l’an prochain ?
Bien à vous, G. »
Je sors mon calepin et, à deux heures du matin, au milieu d’un parc désert, j’écris à G.
« Cher G,
Ne vous inquiétez pas, j’ai fait mieux ! Je suis passée à 2 h du matin ! Nous nous sommes presque croisés. J’adore le titre de votre livre. J’espère que celui que j’ai trouvé est bien, on en reparlera. Je vous comprends quant à l’année difficile, la mienne n’est guère mieux ! Elle se solde par une rupture, ça ne marchait plus…
Et si nous nous disions rendez-vous le 10 juin prochain avec un nouveau roman et une nouvelle lettre ? Je viendrai en tout cas voir si vous m’avez laissé un mot sur mon gâteau au citron, dont le titre n’a jamais été si proche de mon ressenti actuel...
Sinon, à dans un an, et prenez soin de vous.
M. »
J’arrache la feuille et la mets dans le roman, emballé dans le journal, et place le tout sous le banc. Je fais une étoile sur le paquet, me disant qu’il vérifiera ainsi le contenu… s’il repasse ?

***

Le 10 juin, le cœur battant, j’arrive au parc. Je regarde autour de moi, mais je suis seule. Un paquet m’attend au même endroit que la dernière fois, avec dedans un nouveau roman que j’ignore presque, pressée de lire le message qui l’accompagne.
« Chère M,
Fidèle au rendez-vous ! Et si nous faisions ça ? Un roman tous les 10 du mois à venir chercher ? Cela me plairait beaucoup. J’ai besoin de me changer les idées et d’améliorer 2015 à l’actualité si chaotique. Si cela vous convient, je vous propose de nous servir de l’arbre qui se trouve à cent mètres du banc comme boîte à lettres : il a un creux en haut, nous pourrions y laisser nos paquets et être sûrs de les y trouver. Au 10 juillet ? Je serai là !
Au fait, j’ai beaucoup aimé votre gâteau au citron !
Bien à vous,
G. »
Je retourne à l’école, le cœur léger. Cette amitié étrange met un peu de magie dans mon quotidien qui en manque singulièrement. Je me promets d’être au rendez-vous le 10 juillet.

2016

Cela fait des mois que je me lève tous les 10 avec le sourire aux lèvres. Depuis que nous avons décidé que ce rendez-vous serait mensuel, nous avons beaucoup parlé par lettres. Je ne connais toujours ni son nom, ni son métier. Par contre, il m’a confié mille détails : il a un chat gris, une passion pour les films anglais, la cuisine italienne et il est breton d’origine. Si j’ai l’impression de tout connaître de lui, j’ignore encore à quoi il ressemble, où il vit… Étrangement, cela me semble moins capital que ce que nous partageons. Outre de bons romans, nos discussions sur tout et rien, c’est sa présence qui me rend chaque mois plus heureuse et m’a aidée à me remettre de ma rupture.
Aujourd’hui, nous sommes le 10 mai. J’ai réussi à me faire remplacer par une amie et je ne travaille pas. J’ai l’intention d’aller au parc et de m’y installer pour un pique-nique, comme les héros dans le roman que nous avons lu en mars. S’il m’aperçoit sur un plaid avec un pique-nique… eh bien, il aura le choix de me rejoindre. Il sera bientôt onze heures, j’ai tenu à arriver à l’avance pour tout préparer, mais pas trop pour ne pas rebrousser chemin.
Une fois que je sur place, mon cœur bat fort. Je m’approche de « notre » coin, intimidée. En sens inverse arrive un homme. Il porte une couverture écossaise et un gros panier. L’évidence me frappe : c’est G. !
Je le reconnais, c’est le papa de Jean, un élève de l’école. Je l’ai vu seulement de loin jusqu’à présent. Il a divorcé de sa femme l’année précédente et la séparation a été assez compliqué. Quand il relève les yeux sur moi, je peux contempler sa surprise et les conclusions qu’il tire de ce que nous portons tous les deux dans nos mains.
La gorge nouée, j’avance vers lui. De près, ses traits sont doux. On se sourit, timidement. Pour briser le silence, je sors un livre du panier. Il a dû le lire, mais il y avait un message caché… et maintenant, je sais que Jean aimera découvrir Le petit prince.

 FIN

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