Ses lunettes n’ont pas
pour objectif d’améliorer sa vue. Elles lui servent à lire les panneaux à
distance de lui, mais il peut facilement s’en passer. Pourtant, elles ne le
quittent jamais à l’extérieur, ce n’est que dans son exigu F2 qu’il les pose
jusqu’au lendemain. Il ne pourrait tout simplement pas sortir sans.
Quelle meilleure armure
d’invisibilité qu’une paire de lunettes à la monture un peu épaisse ?
Clark Kent lui-même a démontré l'efficacité du stratagème. Bien sûr, ce style de lunettes n’était pas censé
revenir à la mode, merci les hipsters, terme que lui a appris l’une de ses cousines.
S’il se sent observé, il
regarde ses pieds le plus possible. Consciencieusement. Il pourrait dessiner
ses chaussures les yeux fermés tant il les contemple chaque matin avec
attention. Il n’est pas hideux, juste quelconque et sa timidité maladive
n’arrange rien. Alors il évite de s’attarder devant les glaces, peut-être un
jour s’oubliera-t-il lui-même.
Les à-coups donnés par le
chauffeur du bus ne cessent de faire grogner les passagers. Chaque tournant
projette son cœur dans sa poitrine comme s’il cherchait la sortie. Il a failli
percuter la petite vieille à ses côtés sans le vouloir au rond-point Victor
Hugo. Son cabas lui servant de bélier, elle l’a poussé vers lui avec un air
mauvais. Mais quand, rue Dreyfus, elle part en avant sur une énième embardée,
n’écoutant que son courage – ou plus sûrement, victime d’un réflexe
malencontreux –, il la retient in extremis. Revenue à de meilleurs sentiments,
elle lui adresse un signe poli.
— Désolée, jeune homme.
Il hoche la tête,
incapable de répondre avec tant de gens autour de lui. Un peu plus loin, il
tombe en arrêt sur une masse de cheveux démentielle. Entre deux mèches, boucles
aussi serrées que le fil d’un vieux téléphone, il y a un œil pâle, un peu vert.
Quand elle réalise qu’on l’observe, elle pique du nez, se cachant derrière sa lourde
chevelure, disparaissant corps et biens. Et il préfère l’imiter, prudent.
Un nouveau chaos le
déporte sur la droite et il se prend l’épaule dans l’une des barres du bus.
Chauffard, pas chauffeur ! Il lui faut tout le reste du trajet pour
trouver le courage de regarder à nouveau de derrière ses lunettes en direction
de la rousse, mais elle n’a pas bougé.
Il descend à l’arrêt au
bout de la rue du Général Faucher. Il doit en remonter quelques-unes de plus
pour atteindre sa boutique de disquaire. Il est sûrement l’un des derniers de
la ville ; qui se rend encore dans ce genre de boutique,
sérieusement ? Pire qu’une librairie ! Mais il aime bien être une
sorte de dinosaure. Il s’y connaît même en vinyles, ce qui ne lui sert pas à
grand-chose : les collectionneurs les achètent aussi sur Amazon.
Le bus bringuebale à
travers les rues de la ville et le chauffeur, une femme cette fois, a une
conduite souple. Autant pour les misogynes, quand on voit le trajet de la
veille... Dans un coin, un bonnet gris semble difficilement contenir une
cascade rousse. Il profite de la position de côté de la jeune fille pour
l’observer. Rien dans sa tenue ne dénote, elle porte des mitaines grises, un
jean, un manteau noir tout simple… L’idée le rassure : les femmes aux
looks trop extravagants le mettent mal à l’aise. Il craint qu’elles ne le
harponnent pour lui parler, qu’elles se montrent expansives ou, pire, le
touchent.
Il a conscience qu’il est
timide – trop –, presque coincé, et cela ne convient guère au XXIe siècle. Sûrement
aurait-il dû naître au temps de l’amour courtois. Il aurait forcément réussi à
déclarer sa flamme à distance, avec le respect et l’éloignement nécessaires.
Sans doute de manière épistolaire, ce serait de l’ordre du possible pour
lui.
Alors il garde en lui les
réflexions que lui inspire cette crinière rousse s’abattant sur les reins de la
jeune femme et reste loin d’elle. Il observe, analyse, imagine des
conversations qu’il sait ne jamais provoquer. Est-ce stupide ? Peut-être
pour d’autres, mais pas pour lui. Le concret ne lui a jamais rien apporté
d’inoubliable.
Deux semaines qu’il la
croise dans son bus. Il a déjà de nombreux scénarios qui expliquent qu’ils
fassent le même trajet. Une fois, par curiosité, il n’a pas quitté le bus,
caché tout au fond, derrière un type baraqué qui écoutait de la musique sur son
portable. Il ne l’a pas suivie, il ne le serait jamais permis, mais il voulait
juste voir à quel arrêt elle descendrait. Place de la République. Elle
travaille dans l’hyper-centre, loin de sa boutique de disquaire.
Que fait-elle dans la
vie ? La question l’obsède. Il aime l’imaginer dans un boulot un peu
intellectuel, libraire, professeur ? Non, pas professeur. Il la suppose
aussi timide que lui. La dernière fois elle n’avait plus de ticket de bus, et
elle a chuchoté au chauffeur, qui lui répétait sans aucune délicatesse de
« parler plus fort ». C’est simple, il en est devenu rouge pour elle.
Les timides détestent ceux qui les rudoient ainsi sans même s’en soucier. Elle
a fini par récupérer ses tickets, et remonter l’allée du bus le nez plongé dans
sa grosse écharpe. Peut-être n’est-il pas si courtois qu’il voudrait le
penser : il n’est pas intervenu. Il a détourné la tête.
Il l’imagine exercer une
activité manuelle, quelque chose d’un peu rare ; elle pourrait relier des
livres par exemple, ce métier à lui seul la rendrait encore plus captivante. À
moins qu’elle ne soit pâtissière ? Là, il goûterait avec plaisir des
tartelettes au citron ou des tuiles aux amandes. Il n’est pas du tout sucré,
mais pour elle, pourquoi pas ?
Le jeu continue et il lui
crée toute une vie sans se lasser. Elle porte un nom doux et atypique ;
Clarisse, Bérengère, Bérénice… quelque chose de ce style. Elle a un chat
vieillissant, un gros matou roublard, teigneux à ses heures. Elle aime les
comédies romantiques mais n’a rien d’une fille cucul. Elle serait juste
gentille, quelqu’un de positif qui souhaite embellir son quotidien au lieu de
plonger dans le marasme ambiant. Oublier un peu les informations tristes, les
chiffres du chômage qui grimpent.
Bérénice – oui, c’est
finalement ce prénom qu’il lui a choisi – a un intérieur coloré. Ou dans des
tons pastel ? Elle a une marotte pour la décoration et fabrique beaucoup
de petites choses. Aucun meuble chez elle ne ressemble à ceux des autres, elle
« customise » tout ce qu’elle trouve. Peut-être tient-elle un blog où
elle donne des conseils, protégée par un anonymat réconfortant. Elle y montre
sans éclat à quel point elle est drôle et fine.
Elle lit beaucoup, comme
lui. Elle rêve beaucoup, comme lui. Ils sont faits pour s’entendre et elle a
aussi remarqué ce jeune homme à lunettes qui monte dans le même bus qu’elle
tous les matins. Lui a-t-elle inventé une vie ? L’intrigue-t-il autant
qu’elle peut le faire ? Il en doute. Elle est passionnante de
possibilités, alors qu’il n’est… que lui.
Certaines semaines, il
devient presque douloureux de demeurer à sa place. Il brûle de discuter avec
elle, de l’aborder ; juste pour l’entendre, lui permettre de mieux la
visualiser. Dans sa tête, Bérénice lui parle sans le son. A-t-elle une voix
douce, voilée, rauque ? Plus que tout le reste, ce détail commence à
l’obséder.
Il se met à chercher des
stratagèmes pour l’entendre, mais sans la forcer comme ce chauffeur qu’il
continue à insulter mentalement quand il le croise. Lui tomber dessus et
s’excuser ? Impensable. Pas plus que de pousser quelqu’un sur elle ou,
pire, d’engager la conversation. Il aimerait enfin se jeter à l’eau… il sait
qu’il n’en fera rien.
En même temps, combien de
femmes ont vraiment envie de se faire accoster dans le bus ? Selon lui, la
réponse doit se situer entre « plutôt marcher » et « jamais au
grand jamais ».
Alors il se contente de
la regarder de loin et d’imaginer une voix à sa Bérénice. S’il la croit timide
et réservée, pour autant il la sent passionnée, même passionnante, et se
désespère de ne pas être à la hauteur de l’idée qu’il a d’elle.
Aujourd’hui Jacques, son
ami, l’accompagne pour le trajet. S’ils sont amis, c’est sûrement car leurs
mères l’étaient aussi : aucun effort pour lier une relation quand elle
date du jardin d’enfants. Jacques vient le voir régulièrement, ils passent une
soirée ensemble au cinéma, à jouer aux échecs, boire une bière ou sortir. Il a
beau être timide, il n’est pas agoraphobe non plus. Jacques collectionne les
vinyles comme s’il en avait fait sa religion et cela les a beaucoup rapprochés.
Sans réfléchir, il a
fallu qu’il s’épanche du fond de son verre vide et de son début d’ivresse sur
la fille rousse, sa Bérénice, et la place qu’elle a prise dans son quotidien
bien malgré elle. Un léger mal de tête lui reste et il n’a pas trouvé de raison
valable pour empêcher Jacques de faire le trajet avec lui ce matin
pour l’apercevoir – de loin, c’est promis.
Quand elle entre dans le
bus, il ne sait pas vraiment comment cela se produit, leurs yeux se croisent et
elle lui sourit. Un joli coup de chaleur vient teinter le bout de son nez et
ses joues. Depuis l’incident du « regard accidentel », comme il le
nomme depuis, il n’a jamais osé provoquer de nouvelle confrontation oculaire.
Déjà qu’il ne le fait pas en général, avec elle encore moins : ça a trop
d’importance, trop de poids.
Il lui sourit aussi et
hoche la tête. Il… hoche… la… tête ?! Qu’est-ce qui lui a pris ! Il
plonge dans l’examen minutieux de ses chaussures, atterré. Et là, le traître qui
ne sera plus jamais son ami l’interpelle quand elle passe à leurs côtés :
— Bonjour !
Affreusement gêné, il
n’ose pas lever les yeux et attend qu’elle les dépasse avec impatience, mettant
fin à son supplice. Il comprend en une seconde pourquoi les autruches se
cachent comme elles le font, et envisage sérieusement de les imiter, persuadé
qu’avec de la volonté, il peut creuser le sol de ce fichu bus !
— Bonjour,
croasse-t-elle.
Sans réfléchir, il la
dévisage aussitôt alors qu’elle s’éloigne vers le fond du bus. Elle a
parlé ! Enfin, bien sûr qu’elle parle mais pas devant lui
habituellement ! Sa voix ne ressemble vraiment pas à ce qu’il avait
imaginé ; point de timbre éthéré, de ton rêveur et doux digne d’une
héroïne des sœurs Brontë. Non, il y avait de la force dans cette voix et une
octave assez basse.
Perturbé, il reste
accroché à la barre du bus comme à un mat en pleine tempête. Il est perdu dans
ses pensées au point d’en oublier sa fureur. Voilà donc la voix de Bérénice.
Voilà donc…
Quand ils descendent à
leur arrêt, il finit par écouter à nouveau son ami qui déblatère sans
discontinuer.
— Tu ne peux pas
continuer à agir ainsi Yann.
— Comment ça ?
Jacques assène sans
pitié :
— Si elle te plaît,
apprends à la connaître. Sinon tu passes pour un pervers plutôt inquiétant.
— Je ne l’ai jamais
suivie ou eu le moindre comportement déplacé !
— Tu ne peux pas fantasmer
sur elle comme ça ; tout est faux.
Yann ne sait que répondre
tant cela lui semble incongru. Il s’intéresse seulement à elle. Il la respecte
et l’idée de lui faire du mal lui fait horreur, en quoi serait-il un
pervers ? Il n’a dépassé aucune convention sociale, non ?
— Je ne comprends pas,
admet-il enfin.
— Peut-être qu’elle est
tout le contraire de ce que tu imagines. Elle fume, boit ou elle est mariée, en
couple... J’ai vu qu’elle ne portait pas d’alliance mais ça ne veut plus
dire grand-chose de nos jours. Cette fille, tu ignores tout d’elle, en
définitif. Tu t’attaches aux apparences, à ce que tu crois deviner d’elle, sans
la moindre certitude de ne pas te bercer d'illusions : tu n’apprends pas à
la connaître. Et elle s’appelle Alice.
L’information se
répercute en lui avec force, comme un écho persistant. Alice ? Aussitôt
les images d’une Alice blonde à la robe bleue et au tablier blanc s’imposent à
lui, dictées par Disney alors que la véritable Alice était brune.
— Comment le
sais-tu ? ose-t-il enfin s’enquérir, retenant son souffle.
— Facile. Elle a reçu un
SMS et je l’ai lu par-dessus son épaule. Son mari lui demandait de ramener des
tomates pour ce soir.
Là, c’en est trop. Son
monde explose et Yann préfère se laisser tomber sur un banc pour serrer contre
lui sa besace d’étudiant dont il aurait dû se séparer il y a longtemps. Elle
est mariée… C’est idiot car jamais il ne s’est imaginé en couple avec elle, ce
serait trop beau ou trop tabou, peut-être. Pourtant l’idée le dérange quand
même, quelque chose en lui devient douloureux.
Elle a une voix grave et
se nomme Alice. Où est sa Bérénice ? À cet instant, il déteste si fort
Jacques que sa déception se cristallise autour de son ami.
— C’est ignoble d’avoir
lu son message et de t’être immiscé ainsi… Tu es bien plus sans gêne !
peste-t-il.
Jacques s’assoit à ses
côtés et repousse sa tignasse brune en désordre.
— Relax. J’ai menti. Elle
a reçu un SMS de sa maman qui lui disait : « Alice, ma puce, ton
examen se passera bien. Aie confiance et respire, mon coquelicot. »
Pourquoi coquelicot, selon toi ? Je crois que c’est à cause de cette
habitude de rougir. À chaque fois que je l’ai fixée, elle a tourné…
Yann l’interrompt, de
plus en plus agacé :
— Pourquoi tu as fait
ça ?! Et pour ton information : peu importe que ça soit de son mari
ou sa mère, là n’est pas le problème !
Jacques hausse les
épaules.
— Ce n’était pas méchant…
— Pas pour toi.
Le silence s’éternise.
Jacques se montre plus piquant, sans doute vexé par la réaction de Yann.
— Au fond c’est quoi le
souci, tu voulais continuer à l’appeler Bérénice, personnage fictif bien
pratique...
Yann secoue la tête,
perdu.
— Je ne sais plus.
Et ce n’est pas de la
mauvaise volonté, il est parfaitement honnête. Il pensait se contenter de
Bérénice. Il le devait, vu sa timidité maladive. Mais n’aimerait-il pas en
apprendre plus d’elle ? Difficile de le nier. Peut-être Jacques a-t-il
raison et son indécrottable romantisme le rend ridicule.
Il la devine
intéressante, tout simplement. Comme s’il n’y avait aucune autre possibilité.
Comment peut-il en être aussi sûr, aucune idée, mais il serait prêt à parier
tout ce qu’il a.
— Arrête de vivre dans
tes rêves, Yann…
Le lendemain, il est dans
la lune et ne l’a voit pas monter. Perdu dans ses pensées, il avait perdu le
compte de ce trajet qu’il pourrait décrire yeux bandés. Deux virages avant
l’avenue de la gare, à droite après le marché couvert, puis un long boulevard
ponctué par quelques nids de poules.
En ouvrant les paupières,
donc, il est happé par son regard. Elle vient de faire biper un tricket dans la
machine ; c’est ce bruit qui l’a dérangé. Comme un accident ou un miracle,
ils sont face à face. Il est au milieu et met un temps à se décaler. À peine
quelques secondes qui suffisent pour que le démarrage brutal pousse Alice, ex
Bérénice, sur lui.
Elle le percute au niveau
de l’épaule. Dans un film le héros aurait sûrement anticipé l’impact pour
enserrer la jeune femme d’un bras protecteur. Là, il la reçoit seulement dans
la clavicule et il grogne. Elle se rattrape à la barre sans qu’il ne soit
intervenu. Stabilisée, elle secoue la tête, comme si elle refusait quelque
chose.
— Pardon, souffle-t-elle
tout bas.
Il faut qu’il lui
réponde. Elle a parlé et elle est rouge. Au lieu de son nez, c’est jusqu’à son
front que l’afflux de sang remonte, ce qui trahit une gêne intense. S’il la
laisse se débattre dans cet embarras sans réagir… eh bien, honte à lui !
Si jamais il ose se montrer si lâche… hélas, timide indécrottable, il reste
muet. La seule bravoure qu’il a est de ne pas baisser la tête, de ne pas fuir.
Il lui adresse donc un long message télépathique.
Il s’excuse, lui dit à
quel point elle a de jolis yeux gris et que ses cils roux le surprennent autant
qu’ils lui plaisent. Il lui avoue aussi son nom au passage, comme si elle souhaitait
le savoir. Lui jure qu’il ne préfère pas Bérénice à Alice – ou à peine.
Comme si elle percevait
ce flot silencieux, elle sourit. Maladroitement, mais avec un courage qu’il lui
envie. Il se pince les lèvres et cherche à prendre la parole de toutes ses
forces. C’est l’instant ou jamais de se jeter dans le vide, d’oublier les
brimades enfantines et tout ce qui l’a muselé au fur et à mesure des années. Il
peut arriver à ouvrir la bouche ailleurs que dans son foutu magasin ! Il
est adulte et elle ne s’apprête pas à se moquer de lui...
Mais le moment passe et,
déjà, c’est l’arrêt suivant. Un groupe d’ados entre en trombe dans le bus et
les sépare. Il croit percevoir du regret chez elle. Comme la dernière fois, il
finit par hocher la tête, un peu piteux. À nouveau isolé, il rumine. Mais quel
gros lâche ! Quel idiot. Il ne suffisait que de si peu de choses pour
qu’une discussion se dessine !
Perdu dans ses pensées,
il cherche toute la journée une idée pour parler à Alice sans lui parler. Pour
franchir enfin ce gouffre entre eux. Il n’est pas courageux, certes, mais il
n’est pas trop bête, il y a forcément une solution évidente. Voilà ce qu’il
doit s’employer à faire : la découvrir.
Le lendemain, à nouveau,
il ne trouve pas le courage de lui parler. Mais il se promet une chose :
chaque jour, il la regardera ou il lui sourira, bref, lui fera un signe, même
infime.
Elle arrive, son bonnet
gris vissé sur la tête. Son souffle est court, il a presque envie de lui
demander si elle va bien. Les cernes bleutés sous ses yeux l’inquiètent, c’est
ça qui le sauve. Sans réfléchir, il se décide et lui adresse un petit sourire.
Il espère que c’est bien l’impression donnée, il a peur de grimacer tellement
il est stressé… et cela paraît si ridicule, même à lui, que son cœur accélère
un peu plus.
Pourtant, quand elle
baisse les yeux et qu’une rougeur gagne ses joues, elle lui rend son sourire.
Une légère fossette dans sa joue se dessine. Il ne l’avait jamais remarquée et
se sent tout ému ; un détail inédit et concret ! Elle s’appelle
Alice. Elle a une voix grave, mais mélodieuse, et elle a une fossette à la joue
droite. Au fond, il en sait bien plus sur elle en deux jours qu’il n’en a
appris en un mois de rêveries intensives.
Un rituel s’instaure à
chaque fois qu’elle monte dans le bus : à un moment donné, ils s’accordent
un petit geste infime de la tête, de la main, un sourire… un signe de
reconnaissance dans un monde anonyme. L’habitude semble innocente, pourtant
elle le comble. Il a l’impression de se rapprocher d’elle et n’arrive plus à
s’occuper de la Bérénice imaginaire, pâtissière et propriétaire de chat. Il
veut connaître le métier d’Alice. Elle passait des examens, mais
lesquels ?
Après s’être contenté de
fictions plaisantes, il a besoin de plus. Mais il a beau la scruter, attentif,
il ne peut en deviner beaucoup sur elle. Comme lui, elle a un style neutre, en
dehors de sa chevelure de feu entortillé. Rien dans son apparence ou ses
manières ne livre plus d’informations. Il regretterait presque de ne pas avoir
Jacques sous la main avec son audace sans borne, pour ajouter des touches au
tableau « Alice ».
Puis l’habitude ne suffit
plus. Deux semaines plus tard, mu par une pulsion qu’il ne s’explique pas, il
la rejoint dans le bus. Debout à ses côtés, il demeure immobile, frappé par son
propre culot. Ce n’est pas vraiment ce qu’il avait prévu quand il s’est mis en
branle. À l’origine, il devait lui dire : « Bonjour, je m’appelle
Yann. »
Cette phrase est encore
bloquée quelque part dans son larynx et, faute de mieux, il focalise toute son
attention sur ses pieds, pour ne pas fuir. Alice lève la tête et lui fait un
nouveau petit signe avant de replonger dans la contemplation de leurs pieds.
Ils restent ainsi, côte à
côte tout le trajet, et il se demande ce qu’il doit en penser. Un doute affreux
s’est emparé de lui : et si elle n’était pas le moins du monde
timide ? Qu’elle en avait assez de ce type maladroit dans le bus de plus
en plus collant ? Il lui faut un effort considérable pour ne pas tourner
aussitôt les talons. Sa mère l’a toujours dit « sensible » et cela
n’est que rarement un compliment pour un homme. Pourtant, vu l’état dans lequel
son cœur est à cet instant, elle avait sans doute raison...
Le lendemain, ce n’est
pas lui qui se déplace. Il est bien décidé à rester dans son coin et à faire
semblant de ne pas l’avoir remarquée ; il suffit de ne pas bouger la tête
d’un pouce jusqu’à son arrêt. Sauf qu’elle se faufile entre plusieurs groupes
pour le rejoindre alors que le bus est plein. Deux constats s’imposent donc :
elle ne le trouve pas collant, sinon elle se serait bien gardée de l’encourager
ainsi, et puisqu’elle sourit encore… il l’intéresse sûrement.
Le jour suivant, sa main
cachée dans sa poche tremble un peu. Une idée lui est venue pendant une nuit
d’insomnie et cela a l’air stupide a posteriori. Après un examen de conscience,
il peut s’avouer que toute son attitude est digne d’un adolescent, pas d’un
homme adulte qui paie ses factures. Néanmoins, le ridicule ne tue pas, il le
prouve ces derniers temps, et en désespoir de cause… Autant être ridiculement
plus efficace : sa voix l’abandonne, soit, mais on peut communiquer
autrement... et cet autre moyen est dans sa poche, s’il en a le cran.
Elle monte dans le bus
presque en courant. Il faut dire qu’une fine pluie commence à couvrir les
vitres des véhicules dans le trafic matinal. Les gens sont moroses, détaillant
l’extérieur avec des expressions qui en disent long. Une fille bizarre au fond
du bus avec une valise rose bonbon matelassée fouille dans une grande besace et
en extrait un petit parapluie de poche. Mmmh, prévoyante.
Quand Alice se glisse
jusqu’à lui, sa chevelure est perlée de gouttes et il trouve ça bêtement
magnifique. Un peu comme s’il rencontrait une naïade. Elle sourit plus que
d’habitude et passe ses doigts dans ses boucles, rompant le tableau aquatique
qui s’y était créé. Alice ouvre la bouche et il croit vraiment qu’elle va
parler. Finalement, sa bouche se referme. Elle regarde autour d’elle,
discrètement, avant de revenir à leurs chaussures. Comme elle le fait chaque
jour. Et pour une fois, comme il l’espérait.
Alors, la respiration
oppressée et un peu flageolant à l’intérieur, il sort doucement la main et la
pose sur la courroie de son sac. Il ne bouge pas d’un pouce, incapable de
vérifier si elle regarde le message qu’il y a inscrit :
« VEUX… ». Il aurait pu faire l’impasse sur les points de suspension,
mais il avait une idée derrière la tête : celle de prévenir Alice qu’il y
avait une suite, de piquer sa curiosité, peut-être. Ainsi, elle ne le pensera pas
du genre à gribouiller sur ses paumes et sera prévenue
qu’elle doit rester attentive … ou à fuir dès à présent si
elle ne veut pas en savoir plus !
Elle a un très léger
sursaut qu’il remarque du coin de l’œil. Message reçu.
Le lendemain, il arrive à
son arrêt en avance tant il est stressé. À un tel point qu’il pourrait prendre
le bus précédent le sien – ce dont il se garde bien. La veille, dans son
insomnie, il a écrit sans réfléchir le fameux « Veux » sur sa paume
et surtout sans s’occuper de l’inscription en italique sur le stylo :
indélébile. Autant dire qu’il s’est beaucoup lavé les mains pour rattraper sa
bourde ! L’un de ses clients s’est bien moqué de lui. Finalement, le noir
a un peu pali, même s’il est toujours présent.
Cette fois-ci, il a vérifié
et a utilisé un feutre normal. Pour ne pas superposer les inscriptions, il
s’est servi de son autre main. Alice apparaît, fidèle à son habitude de ces
derniers jours, un peu essoufflée. Elle remonte à travers la foule pour le
rejoindre, sans hésiter. Cela émeut un peu Yann. Elle se positionne à ses
côtés, avant de lui adresser un petit signe de tête. Aussitôt, il remarque que
le regard d’Alice pique vers son sac : les trois points ont rempli leur
office.
Elle pince les lèvres
d’impatience et il sent les siennes s’étirer dans un sourire amusé. Pourtant,
le trac le ligote et il n’arrive pas à desserrer la paume dans laquelle se
cache son message, juste entre ses lignes de vie. Par surprise, il se laisse
happer par l’éclat de ses prunelles pâles et oublie de détourner les yeux.
Pour la première fois
depuis un moment, leurs regards rivés l’un à l’autre, ils entament un nouveau
dialogue silencieux. Yann profite de cet instant pour détailler les pupilles
toujours mouvantes et la forme de ses sourcils. Ils s’affrontent plus
ouvertement qu’ils ne l’ont sans doute jamais fait et il se rend compte qu’il
est en apnée. Enfin, il relâche son souffle et reprend sa respiration.
Alice louche vers les
mains de Yann de manière exagérée, avant de remonter aussitôt à son visage. Il
comprend le message : la suite ! Gêné, il relève la tête dans un
geste automatique pour contempler l’arrière du bus où une femme aborde une
permanente aplatie sur la gauche, un peu comme si elle avait oublié de se
coiffer.
Des doigts délicats, un
peu froids, s’emparent de sa paume gauche, celle qu’il avait gribouillée, le
faisant sursauter. Son cœur s’arrête, il devient cet infime contact, tout le
reste n’existe plus quelques secondes.
Il reporte son attention
sur leurs mains. Elle déplie une à une ses phalanges et… n’y trouve rien en
dehors des mots de la veille à demi effacés. Le quiproquo un peu bête le fait
sourire. Alice braque son regard sur son autre paume. Qu’il lui tend,
maladroit.
Pourquoi inscrire ce
qu’il devrait dire à voix haute ? Mais quel idiot… quoique, elle le touche
et, déjà, c’est si agréable... Il n’aurait pas pensé Alice capable d’agir ainsi
mais, au fond, il l’en remercie.
Elle découvre le
« Tu ». Il n’y a que ça, il reste quelques mots et il devait les
emmener jusqu’à la fin de la semaine. Il aurait le week-end pour digérer son
refus. La jeune fille fronce les sourcils, puis fouille dans son sac à toute
vitesse. Elle finit par plaquer dans sa paume un Bic bleu. Elle cherche ses
yeux, déterminée. Le message qu’elle lui adresse semble clair : elle
réclame la suite. Maintenant. Et son week-end pour se remettre alors ? On
est à peine mercredi et…
Alice débouche le stylo
et le lui tend à nouveau. Difficile de continuer à se défiler face à cette
injonction silencieuse. Il hésite un peu avant d’écrire, presque par
automatisme, les mots suivants. Il ne
réalise pas encore que déjà elle saisit sa paume.
« qu’on se
parle ? » Voilà ce qu’elle peut lire. Il a conscience que la logique
aurait été : dîne ensemble, prenne un café… n’importe quelle proposition
de ce genre. Sauf que ça lui paraît trop direct. Quand on en est à se servir
d’un moyen si détourné pour aborder la fille du bus, on n’ose pas de tels mots.
— Oui, dit-elle à voix
basse.
Yann la regarde et se
retient de cligner des yeux, ce tic qu’il use pour gagner du temps. Un peu
comme quand il remonte ses lunettes. Il sait qu’il doit répondre. Sinon elle
aura pitié ou elle l’enverra bouler… Il doit arrêter d’imaginer ce qu’elle
pourrait faire et se lancer. Il se pince discrètement la cuisse de son autre
main pour se forcer. Et au milieu de ce bus bondé, dans lequel il n’aurait
jamais pensé parler sauf sous la menace, il souffle :
— J’en suis heureux…
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